Introduction
C’est la galère
un prisonnier du COC.
On dit qu’un bon texte commence toujours par une bonne citation, et quoi de mieux que celle qui est au-dessus pour dire tout ce qu’il y a à dire sur la taule, la cabane, le gnouf : la prison.
Crainte par certains, et pourtant aimée par d’autres ; par ça je ne fais pas référence à la division entre inclus, auto-exclus et exclus, mais à la société elle-même. La société qui parfois aime sa prison, la nourrit : la prison de la vie. Mais dans ce cas lorsque je parle de prison je veux évoquer plus précisément la prison comme élément de coercition et son utilisation comme centre d’extermination dans la société du capital. On pourrait dire sans crainte d’être contredit que personne n’aime la prison ; mais presque toujours la réalité contredit cet argument, et nous montre la brutalité de cette vie. Et comme dans la société, dans cet autre sous-monde l’élément coercitif a fait que de nombreux prisonniers préfèrent vivre en prison plutôt que dans la rue, à un tel point que lorsqu’ils sortent et voient leurs familles, ils commettent à nouveau des délits dans l’intention de retourner en prison. Ils n’imaginent pas la vie dehors, la société est beaucoup trop agressive pour eux. La prison c’est leur monde, et ils ont appris à y vivre avec plus ou moins de risque.
Ainsi, ce texte ne va pas approfondir sur une analyse politique et philosophique de l’existence de la prison, nous allons à peine l’évoquer. Ça sera plus une description de la vie et de l’organisation coercitive carcérale, construisant les bases pour un débat et une analyse dans laquelle se croisent les idées depuis l’anarchie et les expériences de vie dans la prison.
Il faut prendre ce texte comme un complément de celui que j’ai écrit lorsque j’étais encore en prison et qui s’intitule : Centre d’observation, classification et humiliation ; et dont j’espère qu’il sera bientôt publié. D’autre part, ce texte n’a pas pour but de faire peur, ni d’amener les compagnon·ne·s à prendre des positions plus tièdes dans la lutte de peur de la répression. Et de même je n’essaie pas d’être ni de créer des spécialistes anti-carcéraux ; mais plutôt de contribuer à cette lutte partielle contre les prisons que mènent beaucoup de compagnon·ne·s anarchistes. Ce qui n’a rien à voir avec le fait de demander des améliorations dans le système carcéral ou d’implorer les organisations caritatives d’essayer de faciliter la vie des prisonnier·e·s. Mon objectif est de provoquer le débat et la réflexion sur la base de la description d’une réalité presque cachée, mais qui sévît au quotidien, et qui est nécessairement accompagnée d’analyses politico-philosophiques depuis l’anarchie.
La prison et son autre monde
Il est souvent difficile d’expliquer depuis l’intérieur de la prison comment c’est la vie en prison. Presque personne n’ose le faire. D’une part parce que personne ne veut que sa famille souffre de connaître la brutalité de cette vie. Et d’autre part ce silence se doit à la peur, pas tellement de représailles de la part de ceux qui gèrent le système carcéral, mais la peur de représailles de la part des matons. Et pas toujours de la main de ces derniers, mais de prisonniers laquais des matons.
Lorsque j’étais dans le COC (Centre d’Observation et de Classification) dans le Reclusorio Sur, une nouvelle a choqué les prisonniers. Je me souviens qu’on regardait la télé (qui coûte 150 pesos la semaine), lors qu’est sortie la nouvelle que des prisonniers du Reclusorio Oriente, qui est actuellement le plus violent des trois qui sont dans le district fédéral, avaient filmé avec un portable les matons en train de réaliser leurs rackets quotidiens. La vidéo les montraient se faire payer pour la gamelle et pour recevoir la visite familiale. La nouvelle que les matons et le directeur de la prison avaient été virés avaient plu aux prisonniers qui sentaient qu’au moins il y avait un peu de justice. Je dois dire qu’à moi aussi ça m’a fait sourire ; pas pour l’action du gouvernement contre les matons, mais pour la volonté des prisonniers de briser la glace.
Peu de temps après ils ont transféré dans le Reclusorio Sur l’un des prisonniers qui avait piégé les matons. Il était sous protection, avec deux gardes toujours devant sa cellule, toujours à côté de lui à l’heure de la visite et personne ne pouvait s’en approcher. J’ai donc essayé, au moyen d’une technique de taulard, de lui passer quelques brochures sur la prison et l’anarchie, mais ça s’est avéré impossible. Au fil des jours l’attitude de nombreux prisonniers m’a énervé : celle de toujours le traiter de « cafteur ». Utilisant ce qu’ils avaient appris auprès de leurs camarades matons. Ils le traitaient de cafteur pour avoir filmé les matons en train de racketter les prisonniers et pour avoir témoigné au sujet des rackets. D’autres le traitaient de dégonflé, ce qui revient au même. Cette attitude dégradante fait partie du comportement qui existe entre prisonniers lorsqu’un prisonnier va se plaindre aux matons de ce qu’un autre prisonnier lui a fait, mais les matons la retournent en leur faveur pour se protéger et montrer que celui qui dénonce leurs abus est un cafteur, même si les matons sont des connards. On a beaucoup parlé du cas du prisonnier qui a filmé la vidéo. D’un côté le gouvernement même qui a orchestré tout un show pour se dédouaner et virer le directeur en charge, et certains ont même raconté que c’était par vengeance qu’ils avaient fait ça, parce que la femme d’un des prisonniers était partie avec un maton, etc. Les motifs ne manquent pas, mais ce qui m’a surpris surtout c’est lorsque j’ai compris pourquoi le prisonnier était sous une surveillance stricte. Et cette raison n’est rien d’autre qu’en prévention d’attaques par les prisonniers eux-même. C’est vraiment moche, mais c’est comme ça. Lorsqu’un maton a un problème de cette envergure ce ne sont pas les matons qui vont maltraiter le prisonnier en question, mais les autres prisonniers. Ils lui pourrissent la vie, et parfois ils le tuent. Bien évidement payés par les matons. Mais ce ne sont pas tous les prisonniers qui font ça, mais les êtres qui n’ont plus aucune sortie. Ceux qui doivent accomplir des longues peines, ou bien les drogués au crack ou autres drogues qu’ils font tourner pour quelques 50 ou 100 pesos. Ainsi c’est en partie par peur de ce genre de représailles que de nombreux prisonniers refusent de témoigner sur les abus d’autorité [1] de la part des matons, psychologues, criminologues ou des médecins du service hospitalier. C’est aussi par peur de se faire remarquer, vu que la vie en prison leur serait encore plus difficile face à cette image du prisonnier qui supporte tout d’une manière soumise et ne se rebelle pas, ou comme eux le disent : ne se dégonfle pas.
En prison il y a de nombreux prisonniers qui montent leur petit business et se donnent un rythme de vie à l’intérieur de la prison. En vendant des fruits et légumes, de la bouffe, du cannabis, de l’eau chaude, etc. Une façon plus digne de survivre. Tandis que d’autres simplement par intérêt et par peur de la vie en prison préfèrent travailler avec les matons. Certains percevant les rackets quotidiens, comme les fouilles, et d’autres comme crevards obéissants ou dégonflés (ici je suis d’accord pour utiliser ce terme, pour désigner les crevards de balance) informant les matons lors d’un conflit entre prisonniers, et même, et surtout, de plans de fuite ou de mutinerie. Le système carcéral et sa société ont besoin de forger leurs armes pour survivre et, tout comme à l’extérieur, il y a des résignés et des balances. À l’intérieur c’est clair, d’une part le système profite de la pression exercée sur les prisonniers eux-même pour utiliser ces sources d’information, mais je crois aussi, et je l’ai toujours cru, que peu importe les conditions, chacun a un degré de responsabilité sur ses actes, et donc s’il y a des prisonniers qui copinent avec les matons, même si c’est de façon hypocrite, il y en a aussi qui les détestent, qui s’opposent à eux, et qui préfèrent vivre en mendiant ou en faisant leur petit business plutôt que de se mettre à leur service. Mais malheureusement ils sont rares car la majorité agit selon les circonstances [2]. En plus de ce genre de prisonniers qui montent leur petit business plus ou moins digne pour pouvoir survivre, il y a les riches (la division de classe entre les prisonniers se voit beaucoup plus), les chefs de la mafia, les prisonniers d’autres pays, ceux de familles friquées; ce sont les prisonniers qui contrôlent tout ou une partie du business dans la prison. Des personnes, parfois méprisables, qui arrivent même à faire vivre leur famille à l’extérieur avec l’argent perçu de la vente de drogue dans la prison même [3], ou de racket d’autres prisonniers et de familles d’autres prisonniers. Le texte À couteaux tirés avec l’existant dit ceci : « Rien ne ressemble plus à un représentant de la bourgeoisie qu’un représentant du prolétariat […] Ce qui les rendaient semblables était le fait d’être, justement, des représentants. « .
Et là j’en viens à autre chose. Personne ne peut éviter le racket. Il y a mille façons de se faire racketter. Une femme qui travaillait dans la prison comme technicienne carcérale me disait : les prisonniers sont bien habiles. L’une des façons de racketter c’est à travers la drogue. Devenir accro à une drogue en prison c’est le pire qu’il soit. Les choses les pires que j’ai vu et entendu dans cette courte période c’était à cause des dépendances aux drogues : au crack principalement. Dans de nombreux cas les prisonniers en sont arrivés à vendre ou offrir leur sœurs, copines et jusqu’à leur mère en échange de drogues ou en garantie pour qu’on ne les tue pas. Dans d’autres ils sont obligés de les proposer au chef de la mafia. Une véritable dégradation sociale et spirituel. Le thème des chefs de la prison est un problème parmi d’autres qui est important et qui mérite de s’attarder dessus. Le système pénitentiaire crée aussi ses armes, comme il est dit dans le paragraphe précédent, et sait comme faire en sorte que des prisonniers s’opposent à d’autres pour ainsi perpétuer le contrôle et être tranquille : d’une part c’est à travers leurs organisations caritatives et les petits changements. Détournant ainsi l’attention de ce qui pourrait être à un moment donné le problème immédiat pour beaucoup de prisonniers plus conscients : l’existence de la prison même. Parce que généralement ce sont toujours les prisonniers puissants, chefs de la mafia et ceux à leur service, qui sont affectés par ce genre de réformes qui cherchent le bien être minimal en prison. Et donc ils finissent par rendre responsables d’autres prisonniers, mécontents de ne pas pouvoir mener leur petit business tranquillement, et ils les tabassent. Ce ne sont pas toujours les matons qui sont chargés de remettre de l’ordre, mais ce sont les prisonniers qui se chargent de maintenir l’ordre dans la prison. Un reflet clair d’un point culminant du contrôle social dans la social-démocratie : mettre un flic dans la tête de chacun. Souvent en étant des collabos conscients et d’autres fois par pure opportunisme. Ces prisonniers chefs de la mafia sont souvent responsables du maintien de l’ordre dans les différents couloirs où ils vendent leur drogue, et n’importe quel problème est réglé par eux ou directement rapporté aux matons. Certes ça n’est pas dans tous les cas comme ça, mais en général c’est l’ambiance qui prédomine. Un exemple clair de ça ce sont les diverses mutineries qui ont eu lieu dans le Reclusorio Sur. Ces émeutes n’avaient pas lieu à cause des réclamations régulières des prisonniers : comme la nourriture, le service médical, la révision des dossiers, etc., comme l’avaient dit les médias. Mais elles éclataient parce que le directeur avait refusé qu’on continue d’introduire de la drogue en prison. En bref : parce qu’ils n’avaient plus d’herbe à fumer. La solution a été drastique : une fois qu’ils les avaient maté, les requins (anti-émeutes) sont passés de cellule en cellule en offrant du cannabis aux prisonniers révoltés, et ont garanti que l’introduction de drogue dans la prison allait continuer de se faire en toute normalité.
Le Reclusorio Sur se compose de 9 blocs et huit annexes, plus l’espace du COC, l’entrée, la direction, le service médical, l’usine de sacs, l’école, les courts, le théâtre et le gymnase. Il y a un grand couloir qui passe par tous les blocs et annexes qu’on appelle le kilomètre, et c’est là qu’étaient tous les téléphones publics. Les blocs se divisent de la manière suivante : le D-9 c’est là que sont les malades à vie, les vieux avec diverses maladies, ce bloc est en dehors de la zone de population, juste en face du service médical. Le D-1 est soi disant réservé aux populations vulnérables comme les indigènes, les personnes âgées de plus de 65 ans, les étrangers, mais en général c’est là qu’on vend les cellules aux prisonniers bourgeois ou friqués comme les trafiquants, racketteurs, etc. Le D-2 se divise en deux populations à problèmes mentaux, comme les malades psychiatriques qui ont besoin de drogues médicales, et l’autre partie est pour ceux qui sont en désintox, et ce bloc n’est pas appelé pour rien Océanique. Le D-3 et le D-4, qui sont les mieux, sont pour les primo-délinquants et ceux qui avaient fait des études à l’extérieur ou qui suivaient des cours. Le D-5 c’est là qu’on m’avait envoyé, et c’est là que sont les prisonniers les plus instables, depuis les multi-homicidiaires jusqu’aux dealeurs et kidnappeurs. Le D-6 et le D-7 c’est les blocs qui ont déclenché la mutinerie, ce sont ceux des récidivistes. Ces blocs sont les pires, on y retrouve l’image qu’on voit toujours dans les documentaires sur les prisons au Mexique : sans électricité, sans eau, dégradés, avec une surpopulation, des prisonniers qui dorment accrochés aux barreaux, ou assis sur la cuvette des chiottes, etc. Ensuite il y a le D-8 qui est celui des homosexuels et transsexuels. Dans les annexes il y a les multi-homicidiaires et les multi-récidivistes, ainsi que des prisonniers avec des délits plus graves : racket, séquestration, homicide qualifié, etc. Pour arriver à être dans l’un de ces « appartements », comme le dit la compagnonne Fallon, il faut passer différents examens dans le Centre d’Observation et de Classification, où ils classent les internes pour les envoyer dans les blocs adéquats. Même si souvent les classifications sont mal faites, car elles sont basées sur le rapport de criminologie et de psychologie. Des criminologues et psychologues qui sont chargés d’enfoncer encore plus le prisonnier et de détruire sa stabilité émotionnelle et socio-affective en faisant ressortir chez le prisonnier de la culpabilité pour être en prison, en plus de frustration et repentir de détruire leur famille. Même lorsque le prisonnier n’a pas commis le délit dont on l’accuse, le criminologue se charge toujours de lui faire ressentir une responsabilité pour être en prison, afin qu’il ne rejette pas la faute sur la société et le système. Ce sont aussi ceux chargés de cette réintégration sociale qui n’est rien d’autre qu’une tentative d’adapter les criminels au capitalisme. D’une certaine façon en mettant tout type d’obstacles à la liberté conditionnelle ou avancée du prisonnier. Tandis que d’un autre côté ils savent parfaitement administrer leur travail et comprennent que pour que le capitalisme fonctionne il faut contrôler, et tant qu’on n’arrivera pas au point culminant de l’auto-contrôle mental des masses il faudra toujours des éléments dissidents de la société à travers lesquels justifier le contrôle policier par exemple. En disséquant le système pénitentiaire on se rend compte que les matons sont en fait comme les policiers : une petite entité chargée d’exercer le contrôle à travers la violence et l’intimidation; et qu’ainsi il y en a aussi qui se rebellent contre eux. On voit que les travailleurs sociaux, médecins, mais surtout les criminologues et les psychologues sont ceux qui sont chargés de faire le travail important. En général cette élite dans la société carcérale est privilégiée et protégée, même s’il faut reconnaître que dans des prisons comme le Reclusorio Oriente les prisonniers arrivent à en buter parfois. Le système carcéral tout comme la société a ses structures, et l’attaque doit se faire en groupe et pas de façon isolée. C’est seulement avec la destruction de l’État/Capital que les prisons tomberont, mais pas avec une lutte spécialisée qui ne se concentre à attaquer qu’un seul pilier du système, et encore moins sous la bannière de l’abolition.
La prison que j’ai du vivre est en définitive comme le décrit la compagnonne Fallon dans sa dernière lettre : ça ressemble plutôt à une école. Pas tant pour le lien hypothétique qu’on peut faire entre la prison et l’école, avec ses murs et ses punitions, mais plutôt pour le comportement de la majorité des prisonniers. Ça ressemble à une école à la télé, où on prend tout à moitié au sérieux, même si ce qui est en jeu c’est ta propre vie.
Pour quelqu’un qui serait anarchiste ce genre de vie en prison est souvent difficile (peut-être pas plus difficile que pour le reste des prisonniers), principalement à cause du dilemme moral et étique auquel on fait face lorsqu’on est confronté aux positions de pouvoir qui existent entre les prisonniers. Additionnant à cela tous les efforts que fait le système pour nous détruire. Sachant bien qu’immédiatement il y a deux voies pour survivre : l’illégalité ou la soumission. Mais d’une façon ou d’une autre en collaborant toujours avec le système, parce qu’au final même en faisant nos petits trafics on rentre dans le jeu dans lequel le système carcéral veut qu’on rentre. La décision appartient à chacun, mais c’est souvent difficile. Principalement parce que nous ne voulons pas, et nous nous y opposons, prendre partie pour l’isolement volontaire, qui d’une façon ou d’une autre te dispense de participer à ces relations de pouvoir entre prisonniers que la vie carcérale impose et que certains prisonniers nourrissent avec plaisir, ou en demandant des conditions privilégiées pour ceux qui se déclarent prisonniers politiques. Attitude dégradante qui vient des courants marxistes, utilisant toujours cet avant-gardisme révolutionnaire qui s’applique à marquer la différence avec les prisonniers communs, comme ils les appellent, ou lumpen, et qui sont là précisément pour éduquer ces prisonniers sauvages dépourvus de conscience de classe.
Lorsqu’un anarchiste rentre en prison, il n’est pas toujours aussi naïf, mais même ainsi on croit toujours que c’est un terrain fertile pour semer mutineries et rebellions. Ensuite vient la déception et on se rend compte que même de l’intérieur il y a beaucoup de boulot à faire, car comme au dehors il y en a toujours qui à un moment défendront l’ordre établi. Et qu’en étant dans un sous-monde, avec un espace mille fois plus réduit que dans la société, et diverses conditions qui font que le contrôle est plus important, les possibilités d’auto-organisation paraissent presque nulles, ou alors nécessitent qu’on dépasse ce contrôle, et alors ça devient désespérant. Ce discours que j’essaie d’avoir me fait penser d’une certaine façon aux critiques exprimées par des compagnon·ne·s d’affinité au sujet des migrants en Europe. Parce que c’est vrai que de nombreuses prises de positions viennent de la gauche, et les gauchistes essaient de faire du prisonnier une éternelle victime, tandis qu’ils l’idéalisent et en font un être potentiellement révolutionnaire, pour le simple fait de souffrir des conditions de répression et d’oppression dans lesquelles l’État le soumet. Un argument qui est souvent utilisé par ceux qui à leur tour idéalisent l’illégalité et les illégalistes. Tandis que d’un autre côté, au moment de réaliser une analyse minutieuse nous ne devons pas oublier non plus que ces conditions sont dirigées pour transformer les individus en personnes responsables avec le système, ou bien pour les détruire s’ils sont inutilisables.
Au final je pense toujours la même chose, et c’est que dans n’importe quelle société, aussi pourrie qu’elle soit, et dans n’importe quelle lutte, quand bien même elle pencherait vers l’assimilation et la récupération, il y a des individus qui ne se laissent pas domestiquer, qui remettent en question, qui manipulent, qui attaquent. C’est dans ces moments d’attaque, de rupture et de destruction [4] que même au sein de la prison on peut trouver des affinités avec qui commencer un chemin, un voyage et provoquer l’insurrection ; en définitive, reprendre nos vies en main.
Et pour finir je voudrai rajouter deux citations dédiées à la réflexion sur des modes d’intervention dont je remets en question la validité en ce moment [5], autant pour leur étique que pour la stratégie de lutte qui provient de l’informalité :
« Soulignons tout d’abord les problèmes éthiques liés au moyen employé, au fait de s’en remettre aux hasards de l’acheminement du courrier pour toucher un chien de garde du pouvoir, c’est-à-dire de déléguer à un exploité – avec tous les risques que cela comporte pour sa personne mais surtout au mépris de sa volonté propre – le port d’un engin à domicile, et aux contradictions entre les fins et les moyens qui en découlent. Mais se pose également le problème de s’en prendre souvent aux secrétaires et aux employés, esclaves des grands de ce monde qui ouvrent rarement leur courrier eux-mêmes. On se demandera s’il s’agit bien là de ce qu’on entend par « frapper le pouvoir dans ses hommes et ses structures »…
En juillet, un nouveau colis sera revendiqué avec d’autres attaques en Espagne et en Italie, toutes rassemblées sous le sigle « Solidarité Internationale ». Le communiqué précise qu’il ne s’agit pas d’une avant-garde armée, qu’en suivant quelques principes, chacun peut utiliser le même nom, etc. Mais ce n’est au fond qu’une déclaration d’intention, tant la revendication et la signature en elles-mêmes servent justement à distinguer un geste de révolte des autres, le faisant émerger du marécage de la conflictivité sociale diffuse pour le placer dans une logique qui est en soi politique.
On notera encore au passage que, s’il faisait preuve de volonté de blesser, le colis piégé envoyé à Zuloaga a aussi démontré l’inefficacité de la méthode employée, vu qu’il était presque impossible qu’un de ces colis arrive jamais à son destinataire. Les colis suivants – certains ne contenaient même pas de charge explosive – allaient tomber dans la répétition absurde et dans la recherche d’un effet purement spectaculaire. Ces « attaques » n’existaient que par le ramdam médiatique qu’elles causaient, ce qui ne les empêchera pas d’occuper le haut de l’échelle de la radicalité dans l’imaginaire de certains. Ce mode très particulier eut au moins deux effets nocifs, puisque d’une part il éclipsait toute la variété d’attaques et d’actions directes présentes, et d’autre part il permettait aux bourreaux de passer pour des victimes. Outre qu’ils rentraient dans une logique du contre-pouvoir, les colis piégés lançaient une menace irréelle, et cela les puissants le savaient bien. »
Notes critiques sur la lutte contre le FIES
« Sasha reprit en russe. Il était fier de l’hommage qu’on rendait à ses camarades, dit-il, mais alors, pourquoi y avait-il des anarchistes dans les prisons soviétiques ?
Lénine l’interrompit : « Des anarchistes ? Absurde ! Qui vous a raconté des histoires pareilles et comment avez-vous pu y croire ? Nous avons des bandits en prisons, et des makhnovistes, mais pas d’anarchistes ideiny [ reconnus par le régime comme présentant une théorie politique acceptable].
– Voyez-vous, m’écriai-je, l’Amérique capitaliste divise aussi les anarchistes en deux catégories : les philosophes et les criminels. Les premiers sont acceptés partout, l’un d’entre eux fait même partie du gouvernement de Wilson. Les autres, auxquels nous avons l’honneur d’appartenir, sont emprisonnés et persécutés. Vous faites donc la même, distinction ? »
Emma Goldman, Vivant ma vie, 1932 [6]
Pour moi la seule consigne de liberté pour les prisonniers et de destruction des prisons c’est la lutte même [7]. La liberté absolue se trouve dans la destruction de l’État capitaliste et de n’importe quel autre qu’on voudrait nous imposer, même si celui-ci camoufle son autoritarisme et sa toute puissance sous la devise du Pouvoir Populaire.
Sans avant-gardes, ni spécialistes, leaders ou dirigeants :
guerre sociale sur tous les fronts !
Mario A. Lopez Hernandez
Depuis un endroit de cet univers chaotique.
Avril 2014
Notes
1- Par abus d’autorité je fais référence à la perspective que certains prisonniers ont concernant les rackets, coup, punitions et autres exercés par les matons; à aucun moment je n’essaie de justifier une quelconque autorité sans abus ou un bon gouvernement.
2- Dans ce texte je parle du Reclusorio Sur, qui est selon les prisonniers et quelques techniciens, et selon ce que j’ai pu voir, là où il y a le plus de grégarisme des trois Reclusorios présents dans la région de Mexico. On dit que dans le Reclusorio Oriente les prisonniers qui travaillent avec les matons, et les balances, ont un bloc à eux seuls pour les protéger. Tout ce que je dis ici est en rapport direct avec ce que j’ai vécu dans le Reclusorio Sur. Un maton m’a dit qu’on m’avait envoyé dans celui-ci parce que si j’avais été dans le Reclusorio Nord j’aurai pu plus facilement déclencher une mutinerie en étant seul. Et aussi parce que là-bas il y a encore des prisonniers de la guérilla urbaine Liga Communista 23 Septiembre (ils sont seuls dans le module de haute sécurité totalement isolé, et pour la plupart leurs familles ne savent même pas où ils se trouvent).
3- Pour comprendre ce point, vu qu’il peut y avoir de nombreuses divergences au sujet de l’illégalisme, des appels en dehors de la loi et de l’apologie qui tourne autour, je recommande un article publié dans le numéro 1 de la revue anarchiste À corps perdu et qui a pour titre : Les cendres des légendes – pour en finir avec l’apologie illégaliste. Il sera publié dans le prochain numéro de la revue anarchiste Negación. Je parle de ça vu qu’en général au Mexique certains individus anarchistes font des références passionnées à des secteurs de la société et des milieux sociaux qui agissent en dehors de la loi, par exemple les narcotrafiquants et leurs hommes de main; arrivant même à faire des allégories sur des attaques contre la police ou l’armée par ces groupes de pouvoir, leur conférant un aspect positif et même voulant les faire passer pour des révolutionnaires uniquement parce que leurs attaques sont spectaculaires, ou bien parce qu’ils agissent en dehors de la loi. Tandis que d’un autre côté on ne mentionne pas les motivations de ces groupes dissidents et de pouvoir.
4- Je précise que lorsque je parle d’attaque et de destruction je me réfère bien entendu d’une part à l’écho physico-matériel de l’attaque et la destruction du système. Mais aussi par attaque et destruction je me réfère à n’importe quel mode ou outil employé pour subvertir l’ordre : des critiques, auto-critiques, des armes, des livres, des explosifs, etc. lorsque ces instruments sont utilisés pour la destruction de l’État sous toutes ses formes.
5- Face à ça j’affirme que je ne méprise pas la lutte ou la valeur d’autres individus ou collectifs qui réalisent ces attaques; j’utilise seulement cette citation parce qu’elle m’a semblé pertinente et il me semble nécessaire de commencer un vrai débat sur la validité et l’efficacité de certains moyens. La citation, même si elle est courte et spécifique au contexte de la lutte contre le FIES, rassemble les bases d’un débat qui doit se développer et s’approfondir. Mais un point que je dois mentionner et qui vaut la peine d’être réfléchi, c’est la reproductibilité des moyens et leur relation avec les paquets. Même s’il faut aussi réfléchir sur le conflit à la première personne et la délégation de l’attaque à un autre individu, généralement pas conscient des motifs de la lutte, ou de ce qu’il transporte. D’autre part, lorsque je fais allusion aux paquets explosifs je fais uniquement référence au milieu anarchiste/libertaire; je dis cela vu qu’au Mexique il y a d’autres groupes (ITS) [NdT : une critique sur ce groupe en anglais ici] qui sont spécialistes de l’envoi de paquets explosifs à des scientifiques, et ces groupes ne sont pas anarchistes ou libertaires et leurs perspectives n’ont rien à voir avec l’idéal anarchiste, même s’ ils se retrouvent dans les modes d’action.
6- Traductions tirées de À Corps Perdu, n°1 [NdT]
7- Pour la même raison que ce que je dis plus haut; malgré les critiques je ne dévalorise pas le travail que différents groupes réalisent pour soutenir les compas prisonniers, même si ça n’est pas la lutte que je préfère, elle est quand même nécessaire et c’est une preuve de soutien réel entre anarchistes.
Pour d’autres lettres de Mario López voir ici et ici
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