Que la sagesse des lâches pourris ne se moque ni ne se scandalise de l’idiote chasteté des demoiselles bien comme il faut.
Je suis une adolescente précoce qui après un long voyage accompli à travers les labyrinthes phosphorescents des profondeurs les plus effrayantes remonte vers le sommet pour chanter au soleil la sacrilège et superbe chanson de ma vie encore jeune et libre. Quelqu’un m’a dit : “Tu seras femme, tu seras épouse, tu seras mère ! …”
Et j’ai répondu par la question suivante : que veut dire femme, épouse, mère ? Je ne dirai pas ici ce que l’on m’a répondu ; je sais juste qu’en y pensant j’en ri, j’en ris encore. L’Amour compris comme une mission ? La femme épouse et mère ?
Non non non ! Je ne serai pas épouse, je ne serai pas mère ! Ma révolte ne peut s’arrêter à mi-chemin ni tomber dans l’erreur. Ma révolte -en plus de le faire contre la famille -lance aussi ses dards contre la nature. Je ne veux pas être épouse, je ne veux pas être mère. Non, non, non !
***
Hier soir je me suis déshabillée devant le miroir et je me suis regardée longuement. J’ai vu mon corps de chair entouré d’une onde de lumière qui avait de petits frémissements. Je ne sais pas bien pourquoi, mais je me suis adorée…
Les tétons durs se dressaient superbement sur les seins, trésors de blancheur laiteuse. Mon ventre lisse et rond me donnait l’impression d’être quelque chose de modelé dans l’ivoire le plus fin de la main miraculeuse d’un artiste divin. J’avais des boucles blondes de cheveux ondulant dans les courbes du dos et les yeux aux paupières humides légèrement entourées de violet et de noir. Le duvet couronnant la basse rondeur de mon ventre ressemblait à une aile d’or sur le dos sacré des anges du ciel. Ma bouche rouge ressemblait à une grenade mûre, ouverte aux caresses blondes du soleil. Je me suis approchée du miroir et j’ai embrassé avec passion le reflet de mes lèvres…
Je ne sais pas si dans ma vie j’ai déjà désiré avec autant d’intensité qu’hier soir quand j’ai désiré être moi-même un homme pour laisser tomber sur le lit ce corps blanc virginal que le mystère me montrait dans le miroir limpide.
Mais l’idée de l’étreinte m’a donné une autre idée.
Chaque cause a son effet…
Je me suis allongée sur le lit. Mes tempes martelaient. Mon sang bouillonnait dans mes veines. J’ai peut-être déliré…
Je sais que j’avais les yeux fermés et je ne voyais que les ténèbres. Mais dans les ténèbres j’ai vu un autre miroir.
Celui de l’imagination qui montrait la réalité. Je m’y suis regardée. J’y ai vu mon joli ventre lisse et émaillé horriblement gonflé, avec une ligne symétrique au centre de couleur vert olive, qui me donna la sensation abjecte d’un petit serpent étendu sur un sac rempli de grosses herbes fanées. Et puis aussi mes seins blancs et superbes, je les vis tombants et flétris…
J’étais mère !
Un sale mioche me suçait le sang avec avidité, consommait ma jeunesse, détruisait cruellement ma beauté divine que j’aurais voulu immortelle. Le désir d’hier soir est passé, mais le cauchemar est resté.
Mère… que veut dire tout cela ? Donner des enfants à l’espèce, d’autres esclaves à la société, d’autres abandonnés à la douleur…
… Mère… Épouse… Ce sont donc les buts de l’Amour ?
Ah, vieille sorcellerie de la morale, vieux mensonges de cette vieille humanité.
Non, je ne serai jamais l’épouse de personne, je ne donnerai aucun enfant à l’espèce. Jamais !
La vie est douleur, l’humanité est mensonge. Qui accepte de perpétuer l’espèce est ennemi de la beauté pure.
L’humanité est une race qui doit DISPARAÎTRE !
L’Individualisme doit tuer la société, le plaisir doit étrangler la douleur. Que les pleurs et la douleur meurent noyés dans une orgie finale de joie. Donnez vous à la folle joie de vivre, vous qui aimez la vie, vous qui aimez la fin…
Que doit nous importer l’avenir ? Que peut vous importer l’espèce ?
En avant, vous qui vous êtes découverts, faisons du monde une fête et de la vie une orgie crépusculaire de l’amour. Pour ceux qui viennent des abîmes du mensonge social auquel s’accrochent les racines de la douleur humaine, la joie doit être la fin, et la fin le but suprême.
Je ne veux pas d’un enfant qui suce ma beauté, qui flétrisse ma jeunesse.
Je ne veux pas d’une famille qui limite ma liberté ; je ne veux pas d’un mari insipide, jaloux et brutal, qui, en échange d’un bout de pain, empêche à mon âme les envolées lyriques au travers des plus divines et immorales folies de la luxure et de la volupté que de multiples amours donnent à la chair.
Je n’aime pas les maris et peut-être pas non plus les amants.
J’aime le plaisir et l’amour. Mais l’amour est une fleur qui fleurit sur la bouche des hommes.
Lorsque je m’approcherai de leur bouche pour cueillir la fleur perverse de l’Amour, je ne le ferai que pour mon amour. Aimer les autres est toujours superflu et parfois stupide. C’est suffisant de s’aimer soi-même. C’est suffisant de se savoir aimé. Et moi je saurai m’aimer tellement, tellement !
Je m’aimerai nue devant le miroir le soir, je m’adorerai nue dans la baignoire le matin, je m’enivrerai nue dans les bras des amants.
L’humanité marche sur les chemins de la douleur pour se perpétuer, moi je me dirige sur les chemins du plaisir parce que je cherche la fin.
***
Je marche vers l’orient, je marche vers l’occident.
Je veux marcher sur les chemins du monde pour cueillir les fleurs de l’amour, de la joie et de la liberté.
J’aime les bas de soie noire et couleur chair. Les culottes de soie blanche et de soie rose. Les chaussures de caoutchouc et tissus raffinés.
Les bains d’eau vinaigrée et de cologne, parfum de Cotty et bouquets de roses.
Je veux marcher sur les chemins du monde pour cueillir les fleurs de l’amour, de la joie et de la liberté. Je couperai les branches des tilleuls, je cueillerai des bouquets hortensia, des grappes de glycines et des fleurs de laurier-rose pour préparer à mon amour des lits parfumés.
Et je serai l’amante des vagabonds et des voleurs. Et je serai l’idéal des poètes.
Parce que je ne veux rien donner à la patrie, à l’espèce et à l’humanité.
Je veux m’enivrer à la source du plaisir, de la luxure et de la volupté. Je veux brûler en entier sur le bûcher de l’amour. Je ne veux pas être mère, je ne veux pas être épouse. Non, non, non !
Lits parfumés, baisers d’amants et musique de violons fous.
Danses et chansons.
Je le sais. Vous me direz folle et perverse. Vous m’appellerez p… .
Mais ce sont de vieux noms impotents qui ne m’affectent plus.
Je suis l’adolescente précoce qui, après avoir erré dans les plus effrayantes abîmes de la profondeur, remonte vers le sommet pour chanter au soleil la chanson sacrilège de ma vie libre.
Vie de beauté et de force, vie d’art et d’amour, source du péché divin, jaillissant dans l’oasis sacrée de la volupté. C’en est assez des frénésies épileptiques de l’esprit.
Rien de plus que mon jeune corps appartient à la beauté païenne.
Ô Amour, fais-moi m’envoler…
Renzo Novatore (Écrit sous le pseudo de Sibilla Vane, paru dans Vertice, Arcοla, La Spezia (Ligurie), 21 avril 1921)