Prologue
Ceci est un pamphlet. Ce n’est pas un livre, ni un petit livre, ni un cahier, ni un petit cahier, c’est un pamphlet. Il ne prétend pas, loin de là, être objectif, ni créer le consensus.
Ses prétentions sont beaucoup plus grandes, ainsi nous ne comprenons pas pourquoi nous devons faire les modestes quand nous pouvons aspirer à ce qu’il y a de mieux. Qu’est-ce que nous voulons dire par ce qu’il y a de mieux ? Nous ne voulons pas avoir de limites. Nous ne savons pas si nous en avons ou pas, mais ceci n’est précisément pas la question, car nous ne DÉSIRONS pas avoir de limites, nous voulons nous déchaîner. Ce qui nous importe c’est nous. Nous nous inquiétons des obstacles et des ennemis dans la mesure où ils nous empêchent de faire ce que nous voulons ou d’obtenir ce dont nous avons besoin. S’ils ne nous gênent pas ils n’existent pas. Et s’ils gênent, ils doivent arrêter d’exister. Nous avons passé suffisamment de temps à méditer, à réfléchir sur l’ennemi, le Système, le Capital, etc.
Nous croyons que c’est enfin le moment de nous occuper de nous-mêmes. Qu’est-ce qui nous plaît ? Ne nous plaît pas ? Que voulons-nous ? Ne voulons pas ? Quels sont nos vrais désirs ?
C’est vers ça que nous allons. C’est notre objectif, et nous sommes prêts à aller vers cette direction, et partout ailleurs.
Nous avons les conditions pour que ce qui existe déjà dans l’idée voie le jour et existe réellement.
Comme le disaient certains étudiants de la préhistoire du mouvement étudiant dans les années 60, les étudiants sont une classe en eux-mêmes. Nous ne sommes pas salariés, bien que pour la majorité d’entre nous nous sommes destinés à l’être ; nous ne sommes pas non plus dirigeants, comme peu d’entre nous sont destinés à l’être. Nous sommes nulle part, nous sommes encore en transition, en construction. Nous ne voulons pas dire que nous sommes à l’abri de la merde du Système, mais nous disons que nous sommes dans les conditions matérielles, concrètes, pour nous révolter, nous retourner contre tout ce qui ne nous plaît pas et pour tout ce qui nous plaît.
* * *
Nous ne possédons rien, rien n’est à nous. Nous n’avons ni notre propre maison, ni voiture, ni famille, ni enfants à charge, ainsi on ne peut pas nous avoir en nous disant qu’on fait partie de la classe privilégiée, parce que nous n’avons rien à garder. Il nous reste encore tout à avoir.
Tout est devant nous. C’est le premier point dont nous devons prendre conscience : nous n’avons rien à perdre. Si nous faisons une grève, on ne va pas nous virer de notre travail, et on ne va pas arrêter de percevoir un salaire, et on ne va pas non plus perdre de stupides « conquêtes sociales » avec lesquelles ils ont réussi à tromper nos parents. Si nous faisons grève, non seulement nous n’allons rien perdre, mais nous allons gagner beaucoup de choses, nous allons nous réapproprier un jour d’ennui, et nous allons en faire un jour de vie réelle, de vie intense dans laquelle nous allons faire à chaque instant ce qui nous plaît et non pas ce qui correspond à notre rôle d’étudiant. Profitant du plaisir de l’instant subversif.
Qu’on ne se foute pas de nous, la seule chose qui peut vraiment se perdre c’est la peur. Ce n’est pas tant la peur de potentielles représailles des diverses autorités – professeurs, parents, …- ni la peur de la punition sociale parce que tu n’agis pas selon les attentes imputées à ton rôle. C’est la peur de soi-même, la peur de ne pas savoir quoi faire lorsque personne ne nous dirige et nous dicte notre conduite. La peur de ne pas savoir jusqu’où aller lorsque personne ne nous montre la voie, la peur de ne pas savoir quoi faire à chaque instant. La peur de vivre sans maîtres. La peur de l’incertitude.
Nous allons vous confier un secret : nous aussi nous avons peur ! Et même, nous croyons qu’une bonne part de notre force se base sur cette peur. Nous ne voulons pas que ça soit évident, nous ne voulons pas avoir le chemin balisé ni une lumière au bout du tunnel vers laquelle nous diriger en somnambules. Nous voulons construire notre vie au jour le jour, et par conséquent, affronter la peur de vivre sans maîtres. Nous avons peur, c’est vrai, et l’incertitude nous ronge, mais cette incertitude fait aussi que ça nous donne envie et nous met en ébullition.
Vous n’êtes pas attirés par l’idée de faire l’expérience d’une vie nouvelle et d’abandonner cette expérience médiocre ? Alors expérimentez, faites ce que vous voulez, faisons ce que nous voulons, nous ne saurons pas ce que c’est jusqu’à ce que nous l’expérimentions, et même ainsi nous ne pourrons pas prétendre le savoir, car à chaque moment nous découvrirons de nouvelles choses. Nous n’avons besoin de rien de plus. Nous voulons avancer. Vers où ? Nous ne le savons pas. LÀ-BAS, par exemple, nous savons en tout cas que nous ne voulons pas être ici. N’importe quoi à part ça, nous sommes fatigués, ce monde nous ennuie, il ne satisfait pas nos besoins et nos désirs, il ne nous plaît pas et nous ne nous amuse pas. Mais nous voulons plus, nous voulons une vie meilleure.
Qu’on ne nous trompe pas non plus au sujet de notre avenir. Nous ne sommes pas le futur et nous n’avons pas non plus un bel avenir devant nous. Nous n’avons pas envie d’accepter le futur, avoir un futur c’est s’écrire une mort, écrire le roman de ta vie avant de la vivre : tu fais juste ce qui est DÉJÀ écrit et tu ne construis pas ta vie au jour le jour. Et aussi nous n’acceptons pas le futur parce que DÉJÀ nous n’acceptons pas le présent misérable qui est là et nous n’acceptons pas non plus le futur de merde qu’on nous prépare. Cette vie est misérable !
Nous sommes conscients malgré tout de notre situation dans le monde. Nous sommes conscients que nous sommes ici pour être de futurs travailleurs, nous savons que nous avons un rôle à jouer dans ce monde, celui d’étudiants, celui de gens qui apprennent à avaler la merde, la merde de la Réalité. Celui de gens qui s’appliquent à apprendre l’idéologie qu’insufflent les intellectuels du Système à travers la culture, de gens qui apprennent à réduire leur corps et leur tête à des espaces et des horaires rigides pour arriver dans le monde du travail avec le corps et la tête déjà réduits. Nous sommes conscients que nous sommes des Étudiants.
Mais nous sommes conscients que nous ne voulons plus l’être. Nous ne voulons pas nous habituer à des horaires et des espaces, nous ne voulons pas avaler de la merde, nous ne voulons pas apprendre leur idéologie, ni aucune idéologie. Plus d’intellectuels, plus de culture, plus d’art. Nous voulons aussi arrêter d’être étudiants. Mais nous ne voulons pas arrêter d’être des étudiants pour devenir des travailleurs ou autre chose. Nous ne voulons pas quitter un rôle pour en embrasser un autre. Nous ne voulons aucun rôle, nous ne voulons pas être rien, nous voulons être ce dont nous avons envie à chaque instant. À chaque instant. Nous, étudiants, devons commencer à arrêter de nous cramponner à des idéologies et pensées créées, des choses DÉJÀ faites auxquelles nous nous accrochons à cause de cette peur de vivre sans maîtres, à construire chacun sa vie à chaque instant.
C’est le moment de se jeter à l’eau, d’abandonner toutes les croyances et illusions qui nous garantissent la sécurité de vivre dans ce monde. La sécurité dans cette société n’est pas plus qu’une barrière qui nous protège de … de quoi ? Vous êtes-vous déjà demandé de quoi nous protège la Sécurité qu’on nous offre ? De quoi devons-nous avoir peur ? Les sécurités nous protègent de nous-mêmes, c’est nous que les barrières ne laissent pas sortir, et non les autres qui peuvent aller et venir. Ils ne nous permettent pas de dépasser ce qui est permis. C’est notre propre police qui nous surveille lors de nos arrestations à domicile.
Tu pourris de l’intérieur, tu t’endors et tu t’ennuies, avec l’assurance que tu vas continuer à vivre, c’est-à-dire, que ton cœur va continuer de battre. Et le reste ? Les rêves ? Les désirs ? Les émotions ? La passion ?
Tout cela est là, de l’autre côté de la barrière. Abandonnez la sécurité, la seule chose qu’elle fait c’est enchaîner, et lancez-vous dans l’expérience palpitante de vivre sans normes, sans maître, sans rôle. Expérimentez. Nous voulons vivre et expérimenter MAINTENANT, pas à court ou à long terme.
L’idée de la révolution comme processus est très bien, mais nous ne pouvons plus attendre. Nous avons besoin d’améliorer notre vie, nous voulons qu’elle ait une forme plus intense, et pour ça nous voulons lui créer des moments où elle s’épanouira. Nous voulons des insurrections, des soulèvements, des révoltes, la tension du conflit ouvert. Ça ne nous suffit pas d’avoir simplement le rêve d’une révolution, nous préférons le rêve et l’utopie d’un moment d’insurrection. Le soulèvement est une réappropriation, une vraie rupture avec la monotonie de la vie quotidienne, avec les normes sociales, et avec les rôles qu’à chaque moment de la vie nous devons adopter. Le moment de soulèvement rompt avec les horaires. Le temps arrête d’être une tyrannie linéaire, pour devenir un désordre de moments vécus intensément. Nous savons qu’une insurrection ne va pas changer le monde, mais nous croyons qu’elle peut transformer notre vie.
Parce qu’il s’agit de changer le monde, mais aussi de transformer la vie. Nous ne sommes intéressés par aucune révolution qui n’élève notre qualité de vie. Nous ne sommes pas intéressés par un monde, aussi libre et juste qu’il soit, si la vie est tout autant ennuyeuse, monotone, rationnelle et médiocre que celle que nous vivons maintenant. Plaidons pour créer la révolution qui ne triomphe jamais. Nous ne voulons pas triompher. Nous ne voulons pas perdre le rêve et l’utopie. Les choses qui ont une fin ne nous intéressent pas, ni les choses dont le destin annoncé est de mourir. Nous ne voulons pas avoir de futur, nous fabriquerons notre vie au fur et à mesure. Nous ne voulons pas nous définir maintenant, nos actes nous définiront en temps voulu. Nous ne voulons pas que tout soit clair, nous nous expliquerons au fil de la pratique.
Les choses ne sont pas claires pour nous. Mais ATTENTION, ça ne veut pas dire que nous allons permettre à des intellos de nous éclairer et de nous dire qui nous sommes et ce que nous voulons et ce que nous ne voulons pas. Nous n’admettrons pas d’avant-garde révolutionnaire qui vienne chapeauter notre révolte avec leurs idéologies. Et nous n’allons pas non plus faire la place aux leaders syndicaux ni aux syndicats eux-mêmes. Nous n’allons pas vous laisser faire, nous vous prévenons, nous n’allons permettre aucune tentative de manipulation, et nous n’allons pas permettre que vous récupériez nos luttes pour le système, nous menant sur la voie inoffensive de la démocratie. À bas la démocratie ! Plus de dialogue ! Il faut faire face. Nous vous prévenons, si vous essayez d’étendre vos griffes parmi nous, nous nous jetterons sur vous avec toute notre rage. Mieux encore, nous nous jetterons sur vous, même si vous n’essayez pas d’y mettre vos sales pattes, juste pour ce que vous êtes et ce que vous faites, pour votre fonction de pompiers des feux de la révolte. Récupérateurs de merde, vous êtes dans notre point de mire.
Tout est dans notre point de mire. Rien de ce monde ne vaut la peine d’être sauvé. Les étudiants, nous nous foutons de tout. Nous avons commencé par revenir de la naïveté de la vie moderne, nous ne croyons pas dans la sécurité du foyer rempli de sentiments électrodomestiques, ni dans les machines qui donnent un bonheur pathétique, comme le sourire de l’âne lorsqu’il meurt.
Les voitures ne sont pas plus que le modèle de l’idéal bourgeois du bonheur. Brûlons-les, brisons les vitrines de l’aliénation et de la fausse vie.
Brûler des voitures, briser des vitrines. Ce n’est pas un slogan que nous vous donnons.
Brûler, casser, ce sont nos sentiments que nous vous lançons. Nous vous lançons notre rage, notre colère. Nos désirs et nos rêves. C’est ce que nous pensons. Voilà ce que nous sommes.
Nous nous répandons dans notre environnement telle la lave du volcan. Nous voulons faire irruption, et pas attendre que les fleurs éclosent. Nous voulons briller deux fois plus sans devoir nous résigner à ne durer que la moitié du temps. Nous sommes des utopistes, des rêveurs. Des rêveurs ! Vous avez arrêté de rêver ! Vous êtes devenus grands, vous êtes autant adultes que ces universitaires envahis par l’ennui à vingt ans et quelques. Nous autres nous n’avons jamais arrêté d’être des enfants. Nous sommes toujours sauvages et nous résistons pour ne pas être domestiqués.
Nous mordons. Nous sommes utopistes et sauvages. C’est sûr que vous pensez qu’on est fous, pas vrai ? Ce pamphlet est un virus. Il s’étend et se propage de par le monde sans limites, en tissant des réseaux de désirs subversifs. Tu peux en faire partie. Et même, tu peux l’incarner.
Répands-le, photocopie-le, offre-le aux gens que tu aimes. Crée du rêve.
Des Sauvages
Madrid, décembre 1998
Traduit en mai 2012.